Gestion de crise : existe-t-il un mode d’emploi ?
L’une des principales caractéristiques d’une crise est sa durée. Elle a un début et une fin, mais sur combien de temps s’étendra-telle ? Le plus souvent, impossible de répondre à cette question. Traverser une situation de crise est inconfortable, perturbant et déstabilisant. Ce qui amène à cette première question fondamentale : Est-il possible de revenir à la situation antérieure à la bascule ou faudra-t-il retrouver un nouvel équilibre ?
Dans cet article, nous examinerons plusieurs situations critiques et tenterons de répondre aux interrogations suivantes : Comment gérer une crise lorsqu’on est chef d’entreprise ? Existe-il un mode d’emploi à suivre ? Dans quelle mesure la gestion de crise est-elle un enjeu stratégique pour l’entreprise ? A travers le partage et l’analyse de mes expériences professionnelles de crises les plus marquantes, nous verrons ainsi comment aborder la gestion de crise, quelles ressources et quels liens existent entre la gestion de crise et la gestion d’une entreprise.
Dès mon entrée dans la vie professionnelle, la guerre, les crises, l’instabilité et l’incertitude ont fait partie intégrante de mon travail.
Passage du management de crises locales….
Février 2005 : Attentat contre le premier ministre libanais en plein centre-ville de Beyrouth et en pleine journée
Fin 2004, tout juste diplômée, je saisis l’opportunité professionnelle qui m’est proposée de créer et de gérer un bureau de représentation commerciale au Liban pour une compagnie aérienne française. Nous sommes encore en phase de pré-lancement quand survient l’attentat contre le Premier Ministre Rafic Hariri. Le bureau est situé à quelques mètres à vol d’oiseau du lieu de l’explosion : toutes les vitres volent en éclat, l’équipe sur place est traumatisée, l’activité s’arrête laissant place à la stupeur et à l’incompréhension.
Comment faire pour continuer de mobiliser les collaborateurs dans cet environnement incertain ? Comment gérer les coûts de fonctionnement d’un bureau avec une équipe en place sans aucune rentrée financière ? Comment gérer la communication auprès du public pour annoncer le report du lancement des vols et éviter méfiance et désengagement de la cible avant même de démarrer l’activité commerciale ?
A cette époque, il a été crucial de rester en contact très soutenu avec chaque membre de l’équipe pour conserver confiance et motivation dans le projet. Nous avons été obligés d’assumer de lourdes pertes financières dû au report du projet. L’obtention d’une date de lancement trois mois plus tard a finalement permis d’anticiper la fin de la crise et de conserver des objectifs en ligne avec la stratégie initiale.
Juillet 2006 : guerre Israël/Liban : Bombardements sur tout le territoire libanais, fermeture brutale de l’aéroport de Beyrouth et cessation d’activité forcée pour toutes les compagnies aériennes opérant du et vers le Liban
Nous nous relevons à peine de la crise sécuritaire et économique liée à l’attentat contre le Premier Ministre Rafic Hariri. La forte volonté de conserver le cap de notre stratégie de développement commercial a entretemps permis d’enclencher de nouveaux contrats. La signature d’un partenariat avec le groupe hôtelier français Accor - pour promouvoir leurs différentes chaînes d’hôtels auprès des touristes libanais - est menée avec succès. Fin juin 2006, nous organisons un évènement pour inaugurer cette nouvelle activité.
Sont présentes des personnalités clés de la diplomatie française à Beyrouth (Ambassadeur, Mission Economique), entreprises françaises et libanaises, agences de voyage, presse. C’est un succès… mais qui ne durera que deux semaines avant que la situation n’explose entre Israël et le Liban, mettant par conséquent, un stop brutal à cette dynamique de croissance, en pleine saison touristique.
Comment rester calme quand sa propre sécurité est menacée ? Quelle est la responsabilité de l’employeur quand l’entreprise subit de plein fouet un arrêt total de son fonctionnement ? Comment gérer les collaborateurs : leur sécurité, leurs inquiétudes, leurs contrats de travail ? Comment prendre des décisions stratégiques pour l’entreprise sans connaître la durée du conflit ?
La première étape de cette gestion de crise a été de s’assurer de la sécurité physique de chacun des salariés, le bureau a été fermé plusieurs jours. Puis, s’est organisée une permanence pour répondre aux demandes des clients (remboursements de billets d’avion et de nuitées d’hôtels vendus pour cette période). L’impact sur le chiffre d’affaires a été catastrophique pour la jeune organisation que nous étions. Malgré une restructuration drastique - réduction des coûts, changement de local, ruptures de plusieurs contrats de travail - il ne sera pas possible de maintenir une activité économique viable pour cette entreprise.
… pour appréhender des crises plus globales
Quelques années plus tard, j’essaie d’échapper à des situations « à risques ». Je tente ainsi d’éviter le risque « région » en plus du risque « pays ». En 2016, je me réinstalle à Paris en famille. Je me tourne également vers un autre secteur d’activité : l’accompagnement professionnel et l’outplacement. Mais est-il réaliste de penser être enfin en sécurité ?
En 2020, la crise du Covid 19 nous surprend et nous fait perdre de nombreux repères. Le plus important : trouver refuge autre part que là où nous nous trouvons au moment où la crise surgit. La mise en parenthèse de la vie telle que nous la connaissons avec une grande limitation de circulation géographique et de liens sociaux, a profondément bouleversé nos modes de vie personnels et professionnels. Les sujets de préoccupations sont désormais le télétravail, le management à distance, la gestion de l’équilibre vie professionnelle/ vie privée, la « démission silencieuse » ou le désengagement des collaborateurs dans l’entreprise…
Le management, la gestion des talents et la fonction RH deviennent le sujet central pour appréhender performance, gestion et viabilité économique des organisations.
Plus encore, la guerre en Ukraine depuis février 2022, ainsi que la reprise récente du conflit au Proche-Orient depuis octobre 2023, remettent le sujet de la gestion de crise au cœur des préoccupations managériales. Dans ce contexte de crises à répétitions, comment peut-on gérer et développer son entreprise quand l’incertitude, l’instabilité et le risque sont omniprésents ?
Management de crise : quelques pistes
Mes expériences m’amènent à vous proposer quelques clés de lecture dans la gestion de crise en tant que chef d’entreprise.
La préparation : Savoir se poser les bonnes questions
Au moment de la survenue d’une crise – qu’elle soit interne ou externe à l’entreprise – le manager aura un temps très limité pour prendre des décisions, garder le cap, rassurer ses équipes, et faire face aux épreuves. Pour cette raison, il est essentiel d’être totalement lucide sur l’organisation de son entreprise et des moyens dont elle dispose en amont.
Quelle est la structure de l’organisation ? Qui décide et comment ? La stratégie est-elle claire et bien définie ? Quelles sont les compétences-clés dont on a besoin pour être positionné dans les meilleures conditions sur le marché ? Quels sont les moyens financiers dont on dispose ? Quels investissements prioriser ? Quel plan de communication mettre en place ?
L’état d’esprit : Adopter un « growth mindset »*(1) ou état d’esprit d’apprentissage et de croissance
Le concept du « growth mindset » - développé par la psychologue américaine Carol Dweck - est un état d’esprit dans lequel on considère l’adversité, l’imprévu et les difficultés comme une source de progression personnelle.
Le processus est aussi important que le résultat puisque nous développons nos neurones, notre créativité et nos capacités d’adaptation. Contrairement à cela, Carol Dweck oppose le concept de « fixed mindset » - ou état d’esprit limité - qui considère que notre intelligence et nos talents son innés. Nous avons du mal à nous remettre en question et à affronter l’échec. On applique les recettes qui ont toujours fonctionnées sans trop se poser de questions. Cela induit des comportements de blocages et de grande difficulté dans la prise de décisions et la gestion de crises face aux risques qui apparaissent. Ainsi, en adoptant un certain état d’esprit, la crise développe notre agilité intellectuelle par l’adaptation à des situations imprévues.
L’action : S’appliquer à développer en continu ses compétences managériales
Les managers n’ont que très peu, ou pas du tout, été préparés aux transformations profondes et rapides qui prennent effet au moment d’une crise. Ce sujet est pourtant stratégique pour les entreprises. Il n’est plus à démontrer que la rétention et le développement des salariés sont cruciaux dans le cadre d’une gestion des talents permettant d’atteindre une performance optimale. De nombreuses études nous indiquent que le plus souvent, les talents quittent un manager et pas une entreprise.
En tant que chef d’entreprise ou manager, comment développer la bonne posture pour mener ses équipes à la réussite ?
Leadership : Comment fédérer un collectif et, en même temps, motiver chaque individu de l’entreprise ? Comment continuer à inspirer confiance à ses équipes, ses partenaires et ses clients alors qu’on a très peu d’informations sur le déroulement des évènements ? Comment prendre soin de soi et prendre soin des autres ? (« Le Care management », Cécile Dejoux*(2))
Gestion des talents : La crise peut être un déclencheur de potentiels ou de leur mise en lumière. Elle permet de révéler des talents dans un contexte particulier, au sein duquel ils mettront en avant des capacités non utilisées jusqu’alors, pour atteindre des performances exceptionnelles.
Créativité : Par temps de turbulences, ce qui a toujours fonctionné ne sera sans doute plus adapté. La crise peut être le moment de laisser libre cours à de nouvelles idées et de nouveaux modes de fonctionnement.
Résilience : Affronter des difficultés permet enfin de développer de la résilience - ou capacité à surmonter des épreuves critiques. L’apprentissage effectué en passant chaque crise permet de prévoir des systèmes d’organisation qui pourront traverser les crises en mettant en avant les valeurs de résilience et même de courage*
Conclusion
Nous vivons désormais des crises de plus en plus fréquentes et globales puisqu’elles impactent notre quotidien professionnel autant que personnel. L’actualité brûlante des trois dernières années nous rappelle qu’il est illusoire de penser vivre dans un monde où le contexte extérieur est totalement maîtrisé. De mon point de vue, le terme de « développement » est indissociable de l’entreprise. Il invoque le fait que l’entreprise est un organisme en mouvement perpétuel. Que ce soit par temps de crise ou par temps calme, il n’existe pas de mode d’emploi à appliquer tel quel pour réussir à déployer son activité avec un objectif de performance humaine et économique. Adopter un état d’esprit de « développement » - dit « growth mindset », s’attacher à analyser son organisation sous différents aspects et enfin, activer sa capacité de résilience est, selon moi, une clé vers la performance et le succès de l’entreprise en contexte de crise. Il est crucial de savoir poser les bonnes questions. Les réponses pourront évoluer selon les situations. Mais surtout, saisir l’opportunité d’une remise en question forcée par les évènements car « la crise est l’occasion d’une réflexion sur l’essentiel. » (Albert Camus).
*(1) Ted Talk « The Power of Yet », Carole Dweck
https://www.youtube.com/watch?v=dxa2r8kpWcg
*(2) Le Management par le care, Cécile Dejoux https://www.ceciledejoux.com/publications/care-management
*(3) « Oser le courage : Une valeur nécessaire à la survie des organisations » Violette Bouveret et Jérémy Lamri – Editions Dunod
https://www.amazon.fr/Oser-courage-valeur-n%C3%A9cessaire-organisations/dp/2100857568
Publié initialement sur : Mag RH N°25